Rumeur : fondements théoriques par Edgar Morin

Publié par Delphine Lalande  /   juin 06, 2014  /   Posté Réflexions  /   Pas de commentaires
La rumeur d'Orléans, Edgar Morin, couverture  A. Paul Weber

La rumeur d’Orléans, Edgar Morin, couverture A. Paul Weber

Bien que la rumeur soit le média le plus vieux du monde, Edgar Morin, sociologue, a été l’un des premiers sociologues à poser les fondements théoriques d’une analyse de la rumeur. Dans son ouvrage « La rumeur d’Orléans », une rumeur archétypale et emblématique, Edgar Morin propose « une grammaire de la rumeur », une grammaire capable de décrypter toutes les rumeurs. Analyse grammaticale d’un phénomène sociologique.

Plus que ce que cette rumeur révèle sur notre société, en particulier sur le microcosme social d’Orléans, et sur la structure même du mythe (celui de la traite des Blanches, du Juif, de l’émancipation féminine et de la ville moderne), ce qui nous intéresse dans l’étude d’Edgar Morin, c’est la façon dont il a analysé son déroulement. Nous ne nous étendrons pas sur les causes de la rumeur (qui relèvent souvent de la fantasmagorie pure et collective) mais plutôt à la façon dont une rumeur « prend ».

Démarche de la recherche

S’intéressant à un phénomène relativement court dans son déroulement, une rumeur sur la traite des blanches dans les arrière-boutiques juives, la démarche d’Edgar Morin et de son équipe n’en est pas moins scientifique.

L’analyse est basée sur une « enquête-éclair, la recherche du franc-tireur », en cela elle est proche du reportage journalistique, pour le flair et le sens de l’investigation mais elle s’en différencie par « la constitution systématique d’une documentation, l’utilisation plus réfléchie des techniques d’investigation », par le journal personnel du chercheur à la place de l’article de presse, l’échange, la critique et l’autocritique dans le travail d’équipe, ainsi que le temps considérable de réflexion nécessaire entre l’enquête et la rédaction définitive.

L’analyse (ou synthèse) est suivie des journaux d’enquête des chercheurs, de documents, de l’analyse de la rumeur d’Amiens par Claude Fischler et des principes d’une sociologie du présent définies par Edgard Morin.

Qu’est-ce qui caractérise une rumeur ?

Dans le cas de la rumeur d’Orléans, nous sommes dans le cas d’une rumeur typique, « à l’état pur » :
– aucune disparition n’est à déplorer dans la ville.
– « l’information circule toujours de bouche-à-oreille, en dehors de la presse, de l’affiche, même du tract ou du graffiti », précise E. Morin.
Ensuite il faut que tous les éléments (ingrédients) soient réunis pour que la rumeur prenne (unité de lieu, de temps, contexte social, écho à des fantasmes collectifs sous-jacents…).
La rumeur se caractérise aussi par « l’incapacité de l’intelligentsia » à saisir les problèmes soulevés par la rumeur.
Dans les effets propres à la rumeur, on constate une sorte de « panique médiévale » qui s’empare alors de la ville.
Selon Véronique Campion, ingénieur de recherche au CNRS, le fil conducteur des rumeurs, séculaires, est souvent la thématique du « massacre des innocents ».

Le sujet de la rumeur d’Orléans :
Il s’agit du « jumelage mythologique entre deux thématiques distinctes : l’une de traite des Blanches, l’autre concernant le mythe juif » (l’Autre, l’étranger à la ville, qui a fait fortune rapidement) qui font référence à deux fantasmagories collectives sous-jacentes, l’un sexuel, l’autre raciste.

Unité de lieu :
Anciennes capitales provinciales moyennes, à la fois ni trop près ni trop loin de Paris, Orléans et Amiens représentent un terrain de propagation et d’amplification puissantes et rapides.
Ce sont des agglomérations qui se sont profondément déstructurées durant leur expansion démographique et économique au moment des faits.

L’incubateur de la rumeur (arrière-fond et origine) :
Un foyer originaire féminin, adolescent et juvénile (naïf, peu au fait des choses).
Un article paru dans la revue Noir et Blanc sur l’esclavage sexuel fournit le scénario, et les boutiques de vêtements juives, « dans le vent », plantent le décor.
La propagation de la rumeur se déroule dans un laps de temps relativement court (mai 1969), alimentée sur les places de marchés par les nombreux jours fériés, et en pleine période yéyé et d’émancipation des jeunes femmes…

Unité de temps :
Edgar Morin compare à juste titre la propagation de la rumeur à un cancer.
Le moment où lui et son équipe ont réalisé l’enquête sociologique leur ont permis d’étudier le cycle entier de la rumeur, de sa naissance aux résidus.
• Mai 1969 : de l’incubation à la métastase
– premier stade : l’incubation
– deuxième stade : la propagation
– troisième stade : la métastase
• Juin 1969 : riposte, résorption, résidus, germes
Edgar Morin explique ensuite qu’une fois le démenti apporté, les gens sont comme frappés d’amnésie (« je n’y ai jamais cru pour ma part »), et comment le démenti lui-même est à la source de nouvelles rumeurs (complot de commerçants rivaux, complot fasciste, les commerçants juifs sont parfois même « suspectés d’avoir voulu faire croire qu’ils étaient calomniés pour discréditer leurs rivaux »). L’antidote se révèle parfois pire que le poison.

C’est aussi ce qui caractérise toute la difficulté d’une rumeur. A peine la saisit-on qu’elle s’échappe pour se démultiplier en sous-rumeurs. Une fois la vérification effectuée, malgré le démenti apporté, la rumeur se replie « sur un soupçon insistant », explique Edgar Morin, « qui s’exprime sous deux formes fatidiques : « On nous cache quelque chose », et surtout « Il n’y a pas de fumée sans feu ». Et les campagnes « antimythe » ont souvent tendance à être discréditées.

Dans un prochain article, nous verrons si cette grammaire de la rumeur s’applique aussi aux rumeurs propagée sur internet (plus spécifiquement aux hoax).

Lien Wikipédia sur la rumeur d’Orléans

Bibliographie

– Edgar Morin, La rumeur d’Orléans, Paris, Seuil, coll. « L’histoire immédiate »‎, 1969.

– Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, 100 % rumeurs : Codes cachés, objets piégés, aliments contaminés… La vérité sur 50 légendes urbaines extravagantes, Payot, Essais Payot, mars 2014.

– Pascal Froissart, La Rumeur. Histoire et fantasmes, Belin, 2002, réed. 2011.

– Françoise Reumaux (dir.), Les oies du Capitole ou les raisons de la rumeur, CNRS, 1999.

– Philippe Aldrin, Sociologie politique des rumeurs, Puf, 2005.

– Fabrice Clément, Les Mécanismes de la crédulité, Droz, 2006.

– Antoine Garapon et Denis Salas, Les Nouvelles Sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, Seuil, 2006.

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